Refuge

Texte présenté le 19 janvier 2019 à la galerie Trait Noir de Fribourg, dans le cadre de l’événement « Un cartel s’expose ».

Collaboratrice scientifique au Secrétariat d’État aux migrations (SEM) suisse, je m’occupe de l’intégration de réfugiés bénéficiant de mesures de réinstallation. Ces mesures consistent à transférer des réfugiés d’un pays de premier accueil et de transit, dans lequel ils ont cherché protection (Liban, Jordanie, Libye, Niger), vers un autre Etat qui accepte de les accueillir comme réfugiés.

Dans ce cadre, j’effectue de nombreuses tâches liées à leur intégration en Suisse et j’ai eu l’occasion de me rendre à trois reprises au Liban en 2014 et 2015. Au printemps 2018, je me suis rendue deux fois au Niger, dans le cadre d’une mission suisse adressée à des réfugiés exfiltrés des camps libyens par le HCR et amenés dans ce pays de transit. J’ai participé aux séances d’information avec un public constitué principalement de jeunes femmes érythréennes et somaliennes qui s’étaient engagées sur la route migratoire jusqu’en Libye, voire jusque sur la Méditerranée.

Travailler dans le domaine hautement médiatisé et politisé qu’est la migration est une perpétuelle confrontation à l’incompréhension, au racisme ordinaire, aux injonctions politiques ou pseudo-démocratiques de rejet de l’autre. C’est aussi prendre acte des glissements du discours politique, du passage de certains termes dans le discours courant et des adaptations légales qui s’ensuivent. Pour exemple, on continue de parler d’afflux de migrants, alors qu’ils sont deux fois moins nombreux qu’en 2015, ainsi que de la nécessité des renvois de certains d’entre eux.

C’est aussi savoir à quelles difficultés administratives, sociales, culturelles, linguistiques, financières les migrants vont se trouver confrontés ; c’est savoir avec quel arsenal légal et avec quels moyens la Suisse va être d’accord ou non de les accueillir. C’est certaines fois voir l’impossible et l’inacceptable. C’est aussi prendre en compte les difficultés des organisations chargées de les accueillir et les aider à atténuer le choc de l’exil pour les migrants et éviter, autant que faire se peut, que celui-ci devienne un traumatisme de plus pour eux.

La psychanalyse lacanienne est une aide substantielle dans l’approche des situations difficiles rencontrées sur le terrain. Cela me permet d’offrir une oreille attentive aux récits douloureux, de m’extraire du discours ordinaire sur les réfugiés, de ne pas céder à la tentation de la victimisation et de reconnaître en eux leur statut de sujet désirant et singulier. Cette place au sein d’une administration fédérale gérant l’ensemble des questions migratoires, confrontée quotidiennement à une actualité brûlante et politiquement controversée, soumise aux contraintes administratives, me serait devenue insupportable sans la boussole de la psychanalyse. Grâce à elle, je m’efforce d’effectuer au mieux mon travail, selon une éthique dont je cherche à garder le cap.

Mon propos est d’essayer de dessiner la figure du migrant entre deux extrêmes, celui de l’ennemi et celui de la victime. Ces deux notions semblent être très éloignées l’une de l’autre, mais elles ont ceci en commun qu’elles mettent à distance le migrant, tantôt par le ressort de la peur et de la haine, tantôt par celui de la compassion, voire de la pitié. Pitié qui pour moi n’est souvent pas très éloignée du mépris.

L’exil, un acte ou un traumatisme ?

Les conséquences qui découlent de l’exil s’inscrivent, pour le sujet, dans son parcours de migration et à l’arrivée dans le pays dit d’accueil. (L’acte posé au sens analytique opposé au passage à l’acte ou à l’acting out n’est pas mon propos.) Il s’agit de relever en quoi le fait de quitter son pays, sa famille, sa culture fait de l’exil un acte qui marque une rupture, une séparation et induisent une nouvelle réalité.

Le caractère forcé ou subi de l’exil est un indice des causes qui l’ont provoqué et des traces que cela peut entraîner, traumatismes, inadaptation, incompréhension, angoisses pour les proches restés au pays. Le départ peut avoir été provoqué par la fuite devant le danger, la torture, la mort probable. Il peut être perçu par le migrant comme l’abandon de proches et vécu – par le migrant ou ses proches – comme une lâcheté indicible, honteuse et coupable.

Nous n’avons souvent aucune clé de lecture des parcours empruntés, souvent tus par les migrants, honteux de ce qu’ils ont accepté, vécu ou subi, quelquefois par peur de représailles (sur leur famille). Souvent peu ou pas d’explication sur le choix du pays européen d’arrivée, qui peut s’avérer être le fruit du hasard, être un choix dicté par la présence d’une communauté, répondre aux espoirs d’être accueilli dans le pays de la Croix-Rouge et du HCR, dans le pays le plus riche d’Europe.

L’arrivée en Suisse signifie pour certains d’entre eux une rupture entre le statut de héros, de celui en qui les familles ont mis leurs espoirs, de celui qui va réussir, de celui à qui un avenir meilleur semble promis, de celui qui a la vie sauve. Il peut aussi y avoir un écart important entre l’espoir mis dans la possibilité de fuir une réalité dangereuse ou sans espoirs et la réalité rencontrée dans le parcours de la migration et dans le pays d’accueil.

D’autant plus qu’en arrivant en Suisse, le migrant se retrouve souvent en position d’indésirable, d’indigne, de celui qui (re)présente un danger, de celui qu’on n’attendait pas. Il découvre également qu’il s’est exilé de sa langue et doit affronter de son côté, comme de celui des accueillants, de l’incompréhension. Il se retrouve seul et sans repères. S’il entame une procédure d’asile, il est confronté à un Etat de droit et à ses rigueurs. Du mythe de départ à la réalité de l’exil, le gouffre est énorme.

La peur

On parle souvent de la peur, voire de la haine que suscite l’étranger. Ce thème intéresse beaucoup les psychanalystes que nous sommes. La haine de l’étranger se cristallise sur sa façon de vivre, de parler, de faire la cuisine, de se comporter en famille, ce qu’on appelle en psychanalyse sa jouissance. L’étranger ne jouit pas de la même façon que nous et cela nous fait peur. Cette peur de l’étranger est existentielle, nous la connaissons tous. Elle peut se décliner de différentes manières et se muer en haine quand la peur devient insupportable. Trouver chez l’autre les raisons de son mal-être et de ses difficultés est une constante humaine, transformer l’autre en danger, en monstre, en déchet en est une autre. L’histoire est truffée d’exemples et le discours politique contemporain dans certains pays d’Europe, aux Etats -Unis, au Brésil est bâti là-dessus. Au mieux, on érige des murs, au pire, on renvoie les gens à la mort.

Ce dont on ne parle pas ou peu, c’est la peur des migrants à leur arrivée en Suisse. Même s’ils se sont renseignés sur notre pays avant d’arriver, notre mode de vie fait peur à beaucoup d’entre eux : trop permissif, individualiste, peu respectueux des personnes âgées, libéral dans l’éducation.

J’ai souvent entendu l’expression de cette peur face à notre façon de vivre, surtout de la part de parents remis en cause dans leur modèle éducatif et/ou religieux. La peur peut engendrer un retrait face à la vie ici, une résistance dans l’apprentissage de la langue, une incompréhension totale de nos systèmes, un refus de certaines exigences vécues comme des contraintes ou des dangers, un repli sur le connu, une difficulté à envisager l’avenir. Cette peur face à notre façon de vivre peut aussi être révélatrice de douleurs plus profondes et inavouables et provoquer de grandes souffrances psychiques.

La dignité de la victime

Victime, du latin « bête offerte en sacrifice aux dieux », puis « ce qui est sacrifié », au sens propre et figuré.

La notion de victime a beaucoup évolué au fil des temps. Jusqu’au XXe siècle, la parole de la victime était souvent mise en doute et le soupçon se trouvait de son côté. Le traumatisme était vu comme une espèce de lâcheté, de désertion psychique. Cela signifiait que le sujet n’était pas capable de supporter des évènements dont les autres ne se plaignaient pas ou n’évoquaient pas, surtout en temps de guerre1.

C’est la guerre du Vietnam qui a produit un renversement en reconnaissant les victimes comme révélatrices d’un événement traumatique, comme porteuses d’une certaine vérité. Si la victime souffre d’un traumatisme, c’est donc qu’il y a eu événement traumatique. L’événement est devenu premier2. Cela nous semble actuellement tout à fait logique et clair. Mais cela n’a pas toujours été le cas et la notion de victime n’est pas forcément partagée partout dans le monde.

Notre société accepte volontiers que le citoyen lambda puisse se sentir victime d’injustices, de discriminations, voire victime d’un accident, d’un vol, d’un handicap…et réclame réparation. Des associations ont été créées pour ça. Cela ne confère pas au sujet obligatoirement et uniquement une identité de victime. Cela ne le victimise pas pour autant.

Il existe une forte tendance à penser le migrant comme une victime, ce qui est souvent le cas, et à le traiter comme tel, alors que la réalité du sujet est peut-être tout autre. Il peut en effet exister de nombreux motifs, souvent cumulés, de se sentir mal, pas accepté, décalé, étranger sans pour autant se sentir victime de quelque chose de précis.

Comment savoir si le réfugié que nous rencontrons se sent ou non victime ? Comment peut-il le dire si, malgré un cumul d’évènements graves et dangereux,

il a honte d’être parti ? s’il a le sentiment d’avoir abandonné une partie de sa famille et qu’il s’en sent coupable? si la peur l’a fait fuir et qu’il se sent lâche? Si, dans son pays, il était déjà exclu dans sa propre famille en raison de son appartenance à un groupe dissident, de son homosexualité, de sa différence ? si – malgré des raisons légitimes et avérées de quitter son pays – il a dû en passer par la prostitution, accepter la torture ou l’emprisonnement pour arriver en Europe et laisser de nombreux camarades en chemin ? s’il ne peut pas, pour toutes sortes de raisons, « atterrir » dans le pays d’accueil dans lequel il sent étranger ? s’il ne peut pas envoyer de l’argent à sa famille ? s’il doit mentir ? s’il est sans nouvelles de sa famille ou qu’il n’en donne pas ? Comment dire l’indicible sans se mettre en danger ou se sentir coupable ? A qui le dire ?

Pour avoir rencontré nombre de réfugiés en Suisse ou avant leur départ du Liban ou du Niger et pour connaître une partie de leur histoire qui justifie leur qualité de réfugié, j’ai souvent été surprise de leur remarquable résistance. Leur capacité à se tenir debout, à prouver qu’ils sont vivants, quelle que soit la réalité traversée, était impressionnante. Ils (elles) sont souvent très dignes.

Il est vrai que les tracasseries administratives d’une procédure d’asile et sa durée peuvent engendrer de l’insécurité, réveiller de vieilles blessures traumatiques et, à terme, provoquer une souffrance psychique. Celle-ci n’est pas à sous-estimer quand les faits douloureux refont surface et se manifestent sous formes d’insomnies, de cauchemars, de réitérations de l’événement vécu, d’addictions ou quand le migrant ne voit pas d’avenir dans le pays d’accueil et peine à y faire les premiers pas.

Le migrant peut aussi, comme chacun de nous, éviter de réveiller, consciemment ou pas, un traumatisme. Il peut alors choisir le silence, le déni, l’évitement. On ne sait pas ce qui peut réveiller le traumatisme, il peut s’agir d’une nomination comme victime, par exemple. Ou alors le refus d’un statut de séjour ou l’octroi d’une admission provisoire équivalents pour lui à la non-reconnaissance des persécutions, de viols, de tortures, de pertes effectivement vécus. Les règlements, injonctions ou sanctions appliqués dans l’accompagnement du migrant peuvent être perçus comme des intrusions d’un autre méchant dans sa vie. Car toute désignation ou nomination venant de l’autre peut produire des effets dramatiques, le migrant se sentant traité comme un objet. Or une victime n’est pas un objet. « Objet » n’est pas « victime »3. Mais le migrant se retrouve souvent dans la position où c’est l’autre qui le désigne et quelquefois l’infantilise.

La souffrance psychique se trouve parfois exploitée, tant par le migrant que par le personnel soignant, pour tenter de décrocher un titre de séjour. Mais prendre en compte la douleur psychique d’un émigré n’est pas forcément la mettre en lien avec l’obtention d’un statut de séjour. La prise en charge peut aussi se soutenir d’un réel difficile à supporter et tenter d’aider le sujet à se séparer d’un espoir impossible et à envisager une vie autrement que dans ses rêves. Il s’agit de l’aider à entrer à nouveau dans un rapport d’échanges avec l’autre4, de lui permettre de dire ce qui lui importe, ce qui représente un danger pour lui ou pour d’autres, de parler de ses difficultés, de ses rêves, dans un cadre protégé et confidentiel, hors de toute procédure administrative. Pour lui permettre de retrouver sa place de sujet (vs objet) par l’acte de dire, de se nommer lui-même, hors du discours de l’Autre. Pour lui permettre aussi de prendre sa part de responsabilité (respondere = répondre de ses actes) dans ce qui lui arrive.

Il s’agit d’accueillir le migrant et sa parole et de partir de sa propre vision de sa réalité pour tenter de construire avec lui une réalité supportable. Accueillir l’autre, l’étranger, c’est lui offrir un refuge. C’est lui donner la parole.

Et, quel que soit l’avenir que la Suisse lui propose – asile, admission provisoire, refus – de trouver refuge dans la langue (sans occulter les difficultés de traduction).

Il s’agit là d’un exercice difficile d’équilibrisme entre diabolisation et angélisme, entre figure de l’ennemi et celle de l’ange, entre discours raciste et humanitairerie, entre exclusion et identification où il s’agit d’introduire de l’accueil de l’autre, l’étranger, celui qui nous ressemble tellement.

 

Notes :

  1. Entretien avec Richard Rechtman à propos de son livre « L’empire du traumatisme », Mental 33.
  2. id. p.54-55.
  3. « L’étranger extime, Eric Laurent, Mental 38 ».

 

Conversation « Psychanalyse et Migration » 19 janvier 2019 à la galerie Trait Noir de Fribourg, dans le cadre de l’événement « Un cartel s’expose ».

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